Ophrys miroir, une sauvegarde presque réussie

Heurs et malheurs de la flore provençale

Une orchidée très originale

L’Ophrys qu’on ne peut pas confondre

Les fleurs de l’Ophrys miroir figurent parmi les plus étranges et spectaculaires de la flore française. Toutes les pièces florales sont originales : le sépale dorsal rabattu en capuchon, les deux sépales latéraux ornés de rayures brunes, les petits pétales latéraux bruns pubescents, le champ basal1 luisant bordé de deux lamelles verticales, les deux paires de pseudo-yeux2 noirs brillants… Mais c’est le labelle trilobé qui constitue l’élément le plus remarquable de la fleur : une macule brillante bleu roi bordée de jaune occupe une grande partie du lobe central ; une abondante et longue pilosité brun rougeâtre se développe sur le bord des trois lobes. Avec de tels caractères, l’Ophrys miroir se reconnait au premier coup d’œil. Ce sont ces particularités morphologiques qui ont valu son nom à l’espèce : Ophrys miroir (Ophrys speculum Link, 1799) en référence à la macule brillante, mais aussi anciennement Ophrys cilié (Ophrys ciliata Biv., 1806) en référence à la spectaculaire pilosité du labelle.

1. Champ basal : zone située à la base du labelle des Ophrys.

2. Pseudo-yeux : petits nectaires luisants et globuleux, situés de part et d’autre du champ basal, d’aspect souvent évocateur, d’où leur nom.

Ophrys speculum, Alpilles (13)

L’extraordinaire adaptation au comportement d’un insecte

Pour beaucoup d’espèces d’orchidées, la pollinisation des fleurs nécessite l’intervention d’un insecte1. Chez les Ophrys, la pollinisation est essentiellement assurée par des insectes diptères et hyménoptères. L’Ophrys miroir s’est adapté au mode de reproduction de Dasyscolia ciliata, hyménoptère de la famille des Scolies, qui réunit des guêpes solitaires.

Dans un article de 1916 bien argumenté sur le plan botanique mais assez odieux sur le plan humain, M. Pouyanne2 décrit avec précision le comportement de l’insecte (sous son ancien nom de Colpa aurea) en présence de l’Ophrys miroir. Après leur émergence, les insectes mâles partent en quête de partenaires sexuels. Ils croient les trouver en présence des fleurs d’Ophrys miroir, dont l’apparence évoque plusieurs éléments de l’anatomie des Dasyscolia femelles : la macule brillante ressemble à une paire d’ailes repliées, les pétales peuvent être confondus avec les antennes, les poils du labelle de la fleur avec la pilosité de l’abdomen de l’insecte. Pour des yeux d’insectes, la duperie semble fonctionner. mais la sophistication du leurre est encore plus poussé : les fleurs émettent des composés chimiques proches des phéromones produites par les femelles réceptives3. Posé sur la fleur qu’il confond avec une partenaire, le mâle entame une pseudo-copulation, rapidement interrompue, néanmoins suffisante pour qu’il se couvre de pollen. Il déposera ce pollen sur une autre fleur, visitée plus tard, assurant la fécondation de celle-ci. Plus surprenant, H.F. Paulus4 montre que la variabilité des fleurs permet aux mâles pollinisateurs trompés de reconnaître les fleurs déjà visitées et d’éviter d’être dupé deux fois par la même. Ce comportement d’apprentissage est très efficace pour éviter l’autopollinisation des fleurs et favoriser leur fécondation croisée.

Ce dispositif fascinant ne correspond pas à une coévolution de la plante avec la guêpe. En effet, l’Ophrys ne procure aucune ressource au pollinisateur telle que du nectar ou du pollen. Il offre seulement la fausse promesse de répondre à l’instinct de production de l’insecte grâce à des stimuli visuels et olfactifs particulièrement sophistiqués.

1. Vereecken N.J., 2012 - Les clés de la pollinisation des Ophrys. In Les Ophrys d’Italie, Editors: Rémy Souche pp.36-45.

2. Correvon H. & Pouyanne M., 1916 - Un curieux cas de mimétisme chez les Ophrydées, Journal de la Société Nationale d'Horticulture de France, no 17,‎ pp. 29–47.

3. Ayasse M., Schiestl F.P., Paulus H.F., Ibarra F. &  Francke W., 2003 - Pollinator Attraction in a Sexually Deceptive Orchid by Means of Unconventional Chemicals Proceedings. Biological Sciences, Vol. 270, No. 1514, pp. 517-522.

4. Paulus, H.F., 2019 - Speciation, pattern recognition and the maximization of pollination: general questions and answers given by the reproductive biology of the orchid genus Ophrys. J Comp Physiol A 205, pp. 285–300.

Ophrys speculum, Iles Lavezzi (2A)

Une espèce très rare en France

Des rencontres toujours exceptionnelles

L’Ophrys miroir est une espèce sténo-méditerranéenne1 fréquente dans les secteurs ouest (péninsule ibérique), sud (Afrique du nord, Sardaigne, Sicile) et est (Grèce, Chypre et Proche-Orient) du bassin méditerranéen. Elle est beaucoup plus rare au nord (côtes françaises, mer Adriatique). Son aire de répartition est calquée sur celle de son pollinisateur. En l’absence de Dasyscolia ciliata, l’espèce est toujours rare et sporadique. C’est le cas en France où les premières mentions de l’espèce dans le sud de la France ne datent que de la fin du 19ème siècle. L’Ophrys miroir se rencontre ponctuellement dans des pelouses sèches, maquis et garrigues ouverts, généralement sous forme de pieds isolés ou de populations extrêmement réduites, souvent instables dans le temps. En Corse du sud, l’espèce est toutefois observée plus régulièrement. Cette relative abondance peut être mise en relation avec la présence de l’insecte pollinisateur sur les îles Lavezzi, à l’extrême sud de l’Ile. Les stations françaises continentales quant à elles sont probablement issues de diaspores transportées avec les vents du Sahara2. Elles se limitent aux départements de bordure du Golfe du Lion et à quelques départements d’Occitanie, d’Auvergne-Rhône-Alpes et de Nouvelle Aquitaine.

Les rencontres avec l’Ophrys miroir sont toujours exceptionnelles et ne laissent pas indifférent. La rareté de l’espèce et l’extrême vulnérabilité de ses stations ont justifié sa protection en France et sa cotation EN (En danger) sur la liste rouge de la flore menacée de France.

1. Sténo-méditerranéen : qualifie un organisme dont l'aire de répartition est strictement délimitée par le contour du bassin méditerranéen.

2. Aboucaya A. et al., 2021. Atlas-catalogue de la flore vasculaire du Var. Conservatoire botanique méditerranéen de Porquerolles, Naturalia Publications (Turriers), 1184 p.

La station des gorges d’Ollioules

Les gorges d’Ollioules ont été creusées par l’écoulement d’un cours d’eau aujourd’hui intermittent, la Reppe, dans les massifs calcaires qui dominent la commune d’Ollioules, dans le département du Var. Plusieurs carrières de roches massives se sont développées dans ces massifs, tirant profit de la qualité des affleurements calcaires. Une de ces carrières, la carrière d’Evenos, s’est développée durant quelques décennies en fond des gorges. Cette carrière a cessé son exploitation au milieu des années 1970, laissant libre un carreau rocheux totalement décapé d’environ 6.000 m², entouré de blocs et d’éboulis, et surmonté de hautes parois rocheuses.

La nature a horreur du vide. En fin d’exploitation des carrières, les surfaces rocheuses délaissées sont progressivement colonisées par des lichens et des bryophytes, végétaux dépourvus de racines. Dès qu’un sol rudimentaire se constitue grâce à ces végétaux pionniers, des plantes vasculaires parviennent à se développer. Ce sont d’abord des herbacées annuelles qui s’installent, puis des herbacées biennes et des géophytes, suivies de sous-arbrisseaux, arbustes et, plus tard, des premiers arbres. C’est une telle succession écologique qui s’est déroulée dans l’emprise de l’ancienne carrière d’Evenos, où se sont développés de remarquables peuplements d’orchidées : on dénombrait en 2009 jusqu’à 15 espèces sur le site, pour certaines en effectifs très importants. Par exemple, l’Ophrys splendide (Ophrys arachnitiformis Gren. & M.Philippe, 1860), espèce endémique du sud-est français, s’y avérait très abondant. L’Ophrys miroir a été découvert en 2000 dans ces pelouses pionnières. La grande richesse floristique de ce site contrastait avec son état de conservation très dégradé : les déjections et les dépôts illégaux de déchets, favorisés par la proximité d’une route très fréquentée, constituaient d’importants risques de dégradation. Soucieux de sa conservation, plusieurs botanistes locaux ont suivi l’espèce durant une décennie et tenté de la protéger en entourant la rosette de feuilles d’un émouvant cercle de petits cailloux. Dispositif au demeurant peu efficace mais utile pour retrouver l’espèce d’une année sur l’autre.

Ophrys arachnitiformis, Gorges d'Ollioules (83)

Une opportunité de protection inespérée

Le projet de protection de la route départementale

Les parois rocheuses instables des gorges d’Ollioules exposaient la route RDN8 et ses usagers à un risque important de chutes de blocs. Pour y remédier, le Département du Var a engagé la sécurisation de l’infrastructure, en développant un programme de stabilisation des parois rocheuses. Ce programme comprenait plusieurs dispositifs : cloutage de blocs, pose de filets plaqués,  installation de filets pare-blocs… ainsi que des purges préalables des parois pour assurer la sécurité des équipes. Une aire de chantier était également prévue pour le stockage des matériaux et l’installation des aires de vie des ouvriers. Le site de l’ancienne carrière d’Evenos a été retenu pour installer cette aire de chantier, en raison de sa localisation dans la zone à traiter et de sa situation proche de la route. Les études environnementales préalables ont montré que le projet risquait de porter atteinte à plusieurs espèces végétales protégées, notamment la Lavatère maritime, le Chou de montagne et l’Ophrys de Provence, en plus de l’Ophrys miroir. Pour assurer la protection de ces espèces, plusieurs mesures ont été mises en œuvre. Tout d’abord une mesure d’évitement : le site choisi pour implanter les installations de chantier a été modifié et positionné dans les emprises d’une carrière en activité. Ce déplacement a permis d’éviter tout impact sur la station d’Ophrys miroir, ainsi qu’aux autres espèces protégées abondantes dans les pelouses sèches, les parois rocheuses et les éboulis de bas de pente de l’ancienne carrière. Ensuite des mesures de réduction : des repérages préalables dans les emprises du chantier et l’adaptation des techniques de protection ont permis de limiter les impacts sur une partie des populations d’espèces protégées. Enfin, pour compenser les dommages sur ces espèces, le Département du Var a acquis le site de l’ancienne carrière d’Evenos, en vue d’en assurer la protection grâce à un arrêté de protection de biotope. La station d’Ophrys miroir était sauvée !

Ophrys speculum, gorges d'Ollioules (83)

La destruction de la station

C’est dans le temps de déroulement du chantier de sécurisation, durant l’automne et l’hiver 2008, que des amateurs de modélisme ont investi l’ancienne carrière d’Evenos pour se livrer à leur activité favorite. Sans autorisation aucune, ils ont décapé les sols, aplani le terrain et installé les dispositifs nécessaires pour délimiter les pistes de course pour leurs mini-bolides, avec même une petite tribune pour en admirer les circonvolutions. A l’issue de l’utilisation du site, tous les reliefs de la fête ont été laissés sur place : cônes de signalisation, pneus, bidons de carburant, chaises en plastique, petit échafaudage métallique… La visite du site au printemps 2009 s’est avérée désastreuse : la station d’Ophrys miroir scrupuleusement suivie chaque année était détruite, ainsi qu’une grande partie des pelouses à orchidées. La protection inespérée du site arrivait trop tard : l’arrêté préfectoral portant création de la zone protection de biotope n’a été signé que le 16 avril 2013.

Une étrange réminiscence

C’est au printemps 2013 que de curieuses orchidées ont été observées à l’emplacement exact de la station détruite. Ces spécimens existent encore en 2023. Il s’agit de plants hybrides entre Ophrys speculum et Ophrys arachnitiformis. Est-ce seule main de Nature ou intervention d’orchidophile nostalgique qui a permis de croiser ces deux espèces ? Le présent article n’a pas de réponse certaine à apporter. Toutefois, l’absence d’observation de l’hybride entre 2000 et 2009 dans ce secteur pourtant très prospecté et son apparition postérieure à la destruction de l’un des deux parents (l’Ophrys miroir) laissent plutôt penser à une pollinisation activement encouragée.

Ophrys speculum x Ophrys arachnitiformis, Gorges d'Ollioules (83)
Ophrys speculum x Ophrys arachnitiformis, Gorges d'Ollioules (83)

Provence, terre de tulipes

Heurs et malheurs de la flore provençale

Une remarquable diversité d'espèce

Combien d’espèces de Tulipes sauvages en Provence ?

De la famille des Liliaceae, les tulipes sont des espèces bulbeuses qui fleurissent en Provence durant quelques semaines entre les mois de mars et avril. Le genre Tulipa s’est diversifié en Asie centrale, principalement dans les steppes du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan1. Depuis ce foyer d’endémisme, les espèces se sont répandues dans les zones tempérées de l’Europe du nord, du Proche-Orient et du Moyen-Orient, grâce aux dynamiques naturelles de dispersion des espèces, mais aussi grâce à la diffusion des bulbes par les sociétés humaines. La Provence constitue un bastion important pour la conservation de plusieurs espèces. Celles-ci sont rattachées à trois groupes : le groupe « Oculus-solis », qui comprend trois tulipes rouges, le groupe « Australes » qui réunit deux tulipes jaunes et le groupe « Clusianae », représenté par une unique espèce. Au total, cinq espèces de tulipes, dont une regroupant deux sous-espèces, sont présentes en Provence. Les scientifiques ne sont pas tous d’accord sur la nomenclature à appliquer pour nommer les taxons : le statut d’espèces ou de variétés attribué aux différentes tulipes est encore discuté. Les descriptions qui suivent adoptent le référentiel taxonomique « TaxRef » élaboré et diffusé par le Muséum national d’Histoire naturelle.

Trois tulipes rouges

La distinction entre les trois tulipes à fleurs rouges est basée sur la forme des tépales, la couleur de la macule et la forme des étamines.
La Tulipe d’Agen (Tulipa agenensis DC., 1804) est de petite taille. Elle se reconnait à ses tépales presque égaux. Les tépales internes sont pointus, les externes un peu plus longs et très effilés à l’extrémité. La base des tépales porte une macule noire largement bordée de jaune. Cette ornementation lui doit le nom d’0eil-de-Soleil (Oculus-solis). Elle est bien présente dans le midi de la France, principalement en région PACA et dans le bassin de la Garonne.

Tulipe d'Agen (Tulipa agenensis)
Tulipe d'Agen (Tulipa agenensis)

La Tulipe de Lortet (Tulipa lortetii Jord., 1858) est un peu plus grande que la Tulipe d’Agen. Elle aussi présente des tépales presque égaux mais ils sont arrondis ou légèrement pointus à l’extrémité et pas du tout effilés. A la base des tépales, la macule noire n’est pas bordée de jaune. La petite pointe (mucron) qui prolonge l’extrémité des étamines est un critère de distinction fiable. Cette espèce est rarissime en France, où elle n’est connue que de quelques localités de la région PACA, uniquement dans les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes-Maritimes.

Tulipe de Lortet (Tulipa lortetii)
Tulipe de Lortet (Tulipa lortetii)

La Tulipe précoce (Tulipa raddii Reboul, 1822) est la plus robuste des tulipes à fleurs rouges. Elle se reconnait à ses tépales très inégaux : les tépales internes arrondis sont beaucoup plus petits que les tépales externes et s’ouvrent peu. Comme pour la Tulipe d’Agen, la macule noire à la base des tépales est bordée de jaune. La Tulipe précoce est présente dans plusieurs secteurs du midi de la France : zone méditerranéenne, bassin de la Garonne et plus rarement vallée du Rhône et zone alpine.

Tulipe précoce (Tulipa raddii)
Tulipe précoce (Tulipa raddii)

Deux tulipes jaunes

La Tulipe des bois (Tulipa sylvestris L., 1753) est la seule espèce de tulipes à fleurs jaunes naturellement présente en France. Elle est représentée par deux sous-espèces.
La Tulipe des bois (Tulipa sylvestris L., 1753 subsp. sylvestris) est une espèce de grande taille. Ses tépales sont uniformément jaunes à l’intérieur et jaunes parfois teintés de vert à l’extérieur. La Tulipe des bois est rare dans son aire, mais on peut la rencontrer dans une grande partie de la France. Elle peut constituer localement des populations importantes.

Tulipe des bois (Tulipa sylvestris subsp. sylvestris)

La Tulipe australe (Tulipa sylvestris subsp. australis (Link) Pamp., 1914) est de plus petite taille. Ses tépales sont jaunes à l’intérieur et le plus souvent lavés de rouge à l’extérieur. La Tulipe australe est fréquente dans les garrigues des collines et basses montagnes de la région méditerranéenne française continentale.

Tulipe australe (Tulipa sylestris subsp. australis)

Une tulipe rose et blanche

La Tulipe de Perse ou Tulipe de l’Ecluse (Tulipa clusiana DC., 1804) ne peut être confondue avec aucune autre. Les tépales sont aigus, blanc pur à l’intérieur et portent une macule violette à la base. L’extérieur des tépales internes est blanc. En revanche, l’extérieur des tépales externes porte une tache rose vif très caractéristique, qui vaut parfois à l’espèce le nom de Tulipe radis. Cette espèce est très rare en France, où on ne la rencontre que très localement, principalement dans le Midi de la France,

Tulipe de l'Ecluse (Tulipa clusiana)
Tulipe de l'Ecluse (Tulipa clusiana)

1 : Tojibaev K. & Natalya Beshkok N., 2017 - Révision et distribution du genre Tulipa (Liliaceae) en Ouzbékistan. J. Bot. Soc. Bot. France 78, 49‑60.

Des tulipes et des hommes

De précieuses orientales

Sur notre territoire, la plupart des espèces ont été introduites. Seule la Tulipe australe est indigène. Il est admis par la plupart des auteurs que l’introduction des tulipes en Europe remonte au 16ème siècle depuis la Turquie. D’abord cultivées en Perse dès le 11ème siècle, elles ont été introduites en Anatolie par les ottomans et abondamment cultivées dans les jardins de Constantinople. L’introduction de la tulipe en Europe tient à très peu d’acteurs. Pierre Belon, modeste apothicaire auvergnat envoyé en mission au Proche-Orient ramène quelques bulbes. Un peu plus tard, Ogier Ghislain de Busbecq, ambassadeur de Ferdinand d’Autriche, découvre les tulipes dans les jardins du sultan Soliman le Magnifique. Il en ramène des bulbes qu’il confie aux jardins impériaux de Vienne. Les fleurs attirent l’attention du médecin-botaniste-horticulteur Charles de l’Ecluse, chargé de gérer les jardins. Il constitue une collection qu’il installe plus tard en Hollande, dans le jardin botanique de l’université de Leyde, où il est nommé professeur. Se développe alors un engouement historique, sorte d’hystérie collective baptisée Tulipomania où se mêlent curiosité, admiration, fascination, spéculation et frustration.

Pour certains auteurs, l’introduction des tulipes en Europe est plus ancienne. Les bulbes de tulipes auraient été introduits en même temps que les plants d’oliviers et de vignes lors de l’expansion de l’empire romain.

Que ces espèces soient des néophytes (espèces introduites après 1500) ou des archéophytes (espèces introduites avant 1500), elles ont conquis les jardins et, plus généralement, les zones cultivées, où elles se sont diversifiées. Elles constituent aujourd’hui des éléments remarquables de notre flore. Hormis la Tulipe australe, toutes les espèces sont protégées en France1.

Soliman le Magnifique et son turban ("tülben" en turc, qui serait à l'origine du nom de Tulipe)

Fleurs de la terre et du travail des hommes

A l’exception de la Tulipe australe, toutes les espèces de tulipes présentes en Provence sont inféodées aux activités humaines. Ces espèces naturellement liées aux milieux steppiques ouverts, trouvent des conditions écologiques favorables dans les parcelles cultivées (vignes,vergers, céréales…) où elles bénéficient à la fois d’un entretien des sols propice à la dispersion des bulbes et du maintien de milieux ouverts, qui évite la concurrence des arbres et des arbustes. Les tulipes sont considérées comme des espèces messicoles, plantes qui se développent strictement ou préférentiellement dans les espaces cultivés2.

1. Danton P. & Baffray M., 1995 -  Inventaire des plantes protégées en France. Editions Nathan et Association française pour la conservation des espèces végétales (A.F.C.E.V), Paris et Mulhouse. 294 p.

2. Cambecèdes J., Largier G. & Lombard A., 2012 - Plan national d’actions en faveur des plantes messicoles. Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées – Fédération des Conservatoires botaniques nationaux – Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie. 242 p

Heurs et malheurs des tulipes de Provence

Une réduction drastique

La régression des stations de tulipes depuis la seconde moitié du 20ième est très significative, en Provence comme dans l’ensemble du territoire national. La principale cause de l’effondrement des populations réside dans le changement des pratiques agricoles. Le recours massif aux herbicides a entraîné la destruction directe des sujets. Par ailleurs, l’intensification des cultures, avec des labours profonds s’est avérée très pénalisante pour l’espèce. L’entretien traditionnel plus superficiel des sols à la charrue et à la houe était au contraire favorable à la dispersion des bulbes de tulipes. Dans les zones en déprise, l’enfrichement des parcelles est défavorable aux tulipes, qui peuvent toutefois se maintenir à l’état végétatif de nombreuses années. Dans ce cas, la reconstitution de population reste possible. En revanche, l’artificialisation des sols par le développement des zones urbaines, des zones d’activité ou des infrastructure est délétère et entraine une disparition définitive des stations impactées.

Exemple d’une population en sursis

Dans la commune de Grasse, de très belles populations de Tulipe de Lortet et de Tulipe de l’Ecluse se maintiennent dans des versants cultivés en terrasses. Ces espaces agricoles se localisent dans les emprises d’un emplacement réservé destiné à recevoir un axe routier. Il s’agit du prolongement de la pénétrante Cannes-Grasse, une voie rapide conçue au milieu des années 1950 et en partie réalisée dans les années 1990. Pour construire cette infrastructure, les documents d’urbanisme ont réservé un emplacement de 15 ha environ, au bénéfice du département des Alpes-Maritimes. Ces emprises ont permis de maintenir un espace inconstructible dans un contexte de très forte pression urbaine. C’est dans cet espace que se développent les stations de Tulipes, avec des effectifs très élevés. Ces populations qui figurent parmi les plus importantes de la région PACA ont pu se maintenir dans ces espaces restés à l’écart de l’urbanisation. Soumis à la contestation d’associations de protection de l’environnement, le projet a connu de nombreux rebondissements : déclaration de l’intérêt public du projet en 2014 suivi de la déclaration d’expropriation en 2015, annulation des deux arrêtés par la cour administrative d’appel de Marseille en 2019, enfin, confirmation de la décision de la cour d’appel en Conseil d’État en 2021.

A l’issue de ce feuilleton, les populations de tulipes sont épargnées des projets de terrassements routiers, mais leur statut n’en reste pas moins précaire : si les terrains délivrés de l’emplacement réservé devenaient constructibles à la faveur d’une révision des documents d’urbanisme, l’avenir de ces tulipes s’avèrerait très incertain. Pour résumer : ces stations n’ont dû leur maintien qu’à la persistance d’un projet d’aménagement ancien qui n’a jamais été réalisé.

Tulipa lortetii à Grasse