Dans les garrigues ouvertes
Le mois de janvier est un moment propice pour découvrir la flore très originale de la Côte Bleue. Il s’agit de la façade maritime de la chaîne de l’Estaque (ou de la Nerthe), massif calcaire qui délimite le nord de la rade de Marseille. Avec le massif des Calanques, la chaîne de l’Estaque forme le cadre littoral rocheux des Bouches-du-Rhône. Ces émergences calcaires contrastent avec le littoral sableux qui caractérise la plus grande partie des rivages du Golfe du Lion.
L’extrémité ouest de la chaîne de l’Estaque a été en partie artificialisée par les activités industrielles et par l’extension des zones urbanisées. De vastes espaces à vocation plus naturelle subsistent toutefois dans les collines. Les garrigues à Chêne kermès, Ciste blanc, Romarin et Ajonc de Provence alternent avec des bosquets de Pin d’Alep rescapés des derniers feux et avec des pelouses. Ces pelouses développées sur des sols argilo-sablonneux s’assèchent rapidement dès la fin du printemps. L’aridité du biotope est un élément très contraignant pour la flore. Beaucoup d’espèces sont adaptées à ces conditions grâce à des rythmes biologiques particuliers. Elles se développent fugacement durant l’hiver et le début du printemps et traversent la saison sèche sous des formes de résistance : des graines, pour les espèces annuelles, ou des bulbes enterrés pour les espèces bulbeuses. Deux espèces bulbeuses très précoces motivent l’intérêt des botanistes dès le début de l’année.
Un ail très discret
On trouve en abondance dans ces pelouses une espèce d’ail de très petite taille : l’Ail petit-moly (Allium chamaemoly). Ses feuilles planes et le plus souvent ciliées sur les bords sont étalées sur le sol. Elles entourent une inflorescence compacte de une à vingt fleurs qui dépassent à peine la surface du sol. Contrairement aux apparences, l’espèce n’est pas dépourvue de tige : celle-ci est très courte et hypogée1. Les fleurs sont composés de 6 tépales blancs unis portant une nervure médiane verte ou rougeâtre. Les fleurs sont fugaces et laissent rapidement place à des fruits globuleux portés par des pédoncules courbés. L’Ail petit-moly est endémique du bassin méditerranéen. Il est peu fréquent mais présent dans toute la zone méditerranéenne française. Il est visible dans des pelouses sèches à basse altitude, où il fleurit entre les mois de décembre et de mars.
Le nom de « chamaemoly », choisi par Linné2 signifie « petit Moly ». Le Moly désigne une plante sacrée citée dans l’Odyssée d’Homère, dont l’identifié botanique fait encore débat. Le récit relate que Hermès confie le Moly à Ulysse pour braver les sorts funestes de l’empoisonneuse Circé. Hermès arrache de terre cette plante « dont la racine est noire et la fleur semblable à du lait ». Il est précisé qu’il « est difficile aux hommes mortels de l’arracher mais les Dieux peuvent tout ». Basé sur cette maigre description d’Homère et sur les vertus médicinales présumées attribuées à cette plante, plusieurs hypothèses ont été avancées pour identifier le Moly. Après l’Ail noir (Allium nigrum), la Rue de Syrie (Peganum harmala) ou le Perce-neige (Galanthus nivalis), c’est la Nivéole d’été (Leucojum aestivum) qui parait le candidat le plus solide d’après les travaux de Suzanne Amigues à partir des écrits de Théophraste3.
Sans vertus médicinales connues, le modeste Allium chamaemoly est une espèce rare protégée en France.
Hypogée : au dessous de la surface du sol Carl von Linné est le naturaliste suédois qui a généralisé la nomenclature binomiale (Genre-Espèce) au 18ième siècle pour nommer et classer les espèces. Amigues S. Des plantes nommées moly. In: Journal des savants, 1995, n° pp. 3-29
Une très rare Gagée
Le massif de la Nerthe fait depuis longtemps l’objet de très nombreuses explorations botaniques. Sa flore peut être considérée comme très bien connue. Aussi, la découverte d’une espèce nouvelle de Gagée pour la flore française par Henri Michaud et Jean-Pierre Roux a fait sensation en 19974. Cette espèce a d’abord été reconnue comme la Gagée de Mauritanie (Gagea mauritanica), espèce endémique de l’ouest du bassin méditerranéen. Des observations plus poussées de ces populations ont conduit à décrire une espèce nouvelle, la Gagée des Pouilles (Gagea apulica), connue à ce jour uniquement dans les Bouches-du-Rhône et dans les Pouilles, en Italie.
La Gagée des Pouilles s’identifie grâce à des critères faciles à observer : des feuilles basales planes de couleur vert-jaune, de nombreuses feuilles rudimentaires issues de bulbilles, des fleurs peu nombreuses portées par un pédoncule à longs poils laineux, des tépales un peu pincés à l’extrémité, un long style égalant ou dépassant les étamines. Sa période de floraison très précoce et la localisation de ses stations dans les zones proches du littoral calcaire des Bouches-du-Rhône limitent les risques de confusion avec les autres espèces de Gagées.
Il est surprenant que la Gagée des Pouilles n’ait pas été identifiée plus tôt, dans ce secteur très prospecté. Elle passe toutefois facilement inaperçue en raison de sa floraison précoce, fugace et irrégulière. Il est pas impossible que les mentions anciennes de Romulea columnae, espèce jamais retrouvée sur la Côte bleue, correspondent en réalité à des rosettes de feuilles de Gagée.
En raison de sa découverte récente, cette espèce ne figure pas sur les listes d’espèces protégées, établies en 1995 pour la France et le 1994 pour la région PACA. L’enjeu de conservation de la Gagée des Pouilles est toutefois évalué comme très fort en raison de sa rareté et de son aire de répartition très restreinte5.